L'évocation technique
C. GEMY
L'évocation technique
Sur les travaux de S. Langlois
Stéphane Langlois
décembre 1999
PROBLEME : La technologie anéantit-elle l'imagination ?
C'est ainsi que bon nombre de sujets de philosophie interpellent les candidats au premier diplôme. Et tout le monde de répondre que oui, que le monde vu par la science est désenchanté. Ou de répondre que non puisque Walt Disney n'est pas encore mort, du moins au travers de ses studios. Et que bien mieux que Walt Disney, la technique nouvelle crée sa propre imagination; et que cela n'est pas nouveau.
Stéphane Langlois pourrait faire parti du deuxième groupe. Son travail, sans être exempt de technologie proche de celle d'un Airbus nous laisse entrevoir le chemin parcouru : croquis plus proche du dessin technique que des gribouillis de Léonard de Vinci et qui s'expose comme tels, pas remaquillés; produit fini plus proche d'un prototype de laboratoire de Sony et consorts que d'un Poussin gigantesque. Même renvoyés les lourds Tinguely mécaniques : vive la fée électricité.
Les systèmes sont ici judicieusement masqués; si bricolage il y a que chacun prenne note et s'y jette. D'ailleurs est-ce que tout chercheur n'est pas bricoleur à sa façon. Bricoler :"Fait par ses soins".
On se souviendra de la participation à "la part des anges" et on verra bien que le bricolage n'est que l'aspect nécessaire du travail. Là-bas, un grésillement (comme si un essaim quelconque cherchait à communiquer) posé à même le sol, grouillant presque, s'élève jusqu'à une rotative aérienne, un "tournant" d'ailes mêlant le bruit de l'envol, de l'hélice et la douce sensation d'un filet d'air exerçant sa pression sur la peau du spectateur. On pourrait se prendre à rêver, être auprès d'un vieux coucou tout juste sortis d'un hangar oxydé, un beau coucher de soleil derrière et le vent dans les cheveux, le regard dirigé. Ou alors, la nature continue à faire son retour technologique et les nouveautés de l'aéronautique vous proposent d'orner au A3xx des attributs d'Icare. Vous serez sûr que les anges n'ont jamais été aussi proche de vous.
Autant de bruit et de brassement d'air autour des-dits bricolages pour faire oublier le processus de fabrication. Les sens sont différents lorsqu'ils se mêlent. Idem pour ...
Maintenant, le mouvement est rectiligne :
je vais et je viens ... La motrice n'est pas que traction; elle est aussi illumination et projette une image tirée de son sein vers un miroir qui la rejette comme si elle lui pesait, alors qu'elle est au final si légère. Mais il en restera marqué et ne pourra s'empêcher par là-même de se révèler. Il n'y a donc pas que celui qui tire qui projette. Le miroir est le passager qui montre la réalité de la projection du changement, du déplacement, avec une image statique de ce qui est par définition instable (le temps). C'est dans ce déplacement que se jouent les réalités.
Car finallement, dans tout déplacement, la motrice est poursuivie par son image. On peut entendre son effort se noyer dans le climat ambiant, juste quelques nuages. Alors le soupir se répète dans le fond, presqu'égal au son, qui se répète.
Mais que Sisyphe va donc chercher du côté du
tirer ? cette même image qu'il transporte à l'autre bout sans pouvoir s'en détacher. La nature s'impose à lui; il ne peut y échapper malgré son calme, parce qu'apparemment la nature est bien plus silencieuse encore. Exactement. La première condition d'effectivité du travail repose dans son aspect énergétique. Exactement, dira-t-on, mais ... Un ciel bien réel, normalement situé au-dessus des têtes (parce que c'est bien nous qui sommes au fond du puits), projette l'image de lui-même - une image-fille - vers le sol.
On peut alors entendre, dans l'oreille qui reçoit l'image, le bruit du contact du cosmos initial ou quelque chose dans le genre. La visibilité est littéralement suspendue à la présence du Soleil (diurne par définition). Sans ce travail "astronomique", rien; même pas un brin de ciel bleu à tirer. Voilà donc ce que vient chercher Sisyphe et l'emmène aussi loin qu'il peut. Il faut le pousser à pousser. Il teste, dans son labeur, la réalité du monde par la résistance que celui-ci lui impose, ainsi que sa propre réalité. De fait, ses efforts n'ont de valeur que dans cette imposition (imposture?). Il y a donc un travail de l'oeuvre.
La technologie récupère, dans la pureté, la ténuité de son travail inquisiteur, les gènes naturels qu'elle avait perdu . Le réel n'a de caution que s'il est pensé ou vécu. La pensée n'a de caution que si elle est réaliste. La réelle fiction s'inspire de la nature de la nouvelle représentation et la nouvelle représentation de la nature offrant une synthèse qui étant communicative en devient prospective. Les suggestions naturelles jouent dans l'art de Stéphane Langlois par le mélange des sensations. Ecrivez un haut-parleur et vous verrez le son. Une manière de faire tendre l'oreille, de nous arracher l'attention des yeux. Tout cela est presque invisible/inaudible. Mais lorsque le son est là que voit-on encore? Ainsi, s'il vous prend de vouloir sortir du Puits où vous êtes plongé, et qu'un coin de ciel presque bleu, presque silencieux vous suivra, oserez-vous revenir sur vos pas?
Set
C. GEMY
Set
La vie comme un jeu
Istvan Balogh
Avril 2001
Vous nous direz en passant que vous ne vous souvenez pas avoir déjà
rencontré Istvan Balogh, mais que ses photographies ne vous sont pourtant pas tout
à fait inconnues. Cela n'étonnera personne : l'artiste lui-même se
réjouit de ses références. Il se fait un plaisir d'intégrer ou de
trouver des références dans ses travaux.
Il est vrai que, souvent, l'Histoire offre des thèmes indémodables et les images
qui vont avec. Il y a donc un certain nombre de clichés dans l'œuvre de Balogh qui
trouvent leur origine dans cette réflexion sur les invariants de l'humanité. Le projet
originel sur lequel s'appuie la photographie cherche ses éléments. La photo n'est
finalisée qu'à ce moment précis où la mise en scène peut
alors être fixée. La prétention de l'œuvre se retrouve au final être
un dispositif de monstration.
Il existe une certaine artificialité dans les images. L'esprit se focalise alors sur les
représentations profondes qui sont montrées. Naïve se montre telle quelle avec la
simplicité célèbre de mère Nature. Mais toute la nature est-elle aussi
simple ? Les scénarii s'imposent à chaque photographie. Cette femme en
équilibre au-dessus du vide, tout juste retenue au sol par sa main fébrilement tenue
par un homme, cette femme comment en est-elle arrivée là et que va-t-il lui arriver?
Par différentes situations, Istvan Balogh en vient à traiter d'un imaginaire qui nous
touche tous. Celui du corps et de son intégrité, de sa capacité à se
conserver. Le traitement du risque corporel apparaît sous diverses formes mais toujours
à ce moment où les "choses" peuvent basculer. La situation montrée nous
contraint ù recréer toute une vie. Parce que ces situations sont aussi les
nôtres. Finalement, nos peurs ne sont pas très différentes de celles
d'antan. Les mêmes situations provoquent autant d'émotions. Derrière ces foules
de détails, la pensée humaine reste identique de l'âge de fer à d'or.
Gear-land
C. GEMY
Gear-land (Guirlande)
un pays d'adaptation
Ron Haselden
avril 2000
Les grands mouvements sociaux ne sont pas toujours ceux que l'on croit. L'école est depuis plus d'un siècle maintenant le maître lieu de la socialisation qui imprime inéluctablement son rythme à tous dès le plus jeune âge. Depuis peu, le foisonnement d'ateliers et de cours du soir en tous genres renforce ce rapprochement opéré entre le savoir et le social.
La vie entière devient alors rythmée par ces activités.
On se lève le matin toujours trop tôt, les cheveux en pétard, les yeux collés. Et on se lave; parfois à l'eau froide parce que le plombier, lui, a oublié de se lever. Vu notre état, il est d'ailleurs toujours difficile de règler la température. Puis c'est le deuxième réveil qui sonne, celui qui indique qu'il est l'heure d'y aller et qu'on peut couper le gaz au moment où le café allait être prêt. Après l'abrégé de café, il va falloir passer aux abrégés de grammaire et autres miels délicieux.
C'est en fait à ce moment qu'on se réveille vraiment. Ce moment où la porte s'ouvre et que l'extérieur nous assaille et nous impose son point de vue. Près de l'école on se sent submergé par ces petits êtres "en formation" qui profitent de ce temps "constructeur" qui leur est gracieusement alloué, plusieurs fois par journée en prenant bien soin d'en marquer la socialité.
De fait, la communauté émerge parfois avec une force inacceptable, parfois elle se retire, laissant chacun dans un silence qui lui est propre, mais qui parle avec les mots des autres. Le mouvement social accapare chacun d'entre nous, complétement, en prenant des sens différents selon les heures, les rituels, les époques ... La rencontre est le moment particulier de l'effectuation de ce mouvement. Moment éphèmère, qui dure plus ou moins, la récréation est à tous les âges une lumière audible par intermittence dans la vie de chacun. Chacun à sa façon est intermittent du spectacle.
Dès que la porte s'ouvre, l'excitation jaillit de nos corps, et nos mots, nos voix tentent d'asservir le monde et d'êtendre notre champ d'action. Cette porte qui s'ouvre, porte d'imaginaire et d'apprentissage qu'Alice devait appréhender pour savoir franchir, tout le monde a dû l'emprunter. Les portes ouvrant les lieux d'art peuvent parfois paraître lourdes, elles ouvrent souvent sur un silence, sur la civilisation, du moins sur ses traces. Maintenant que l'on peut fixer le son, clouons-le sur le "é" de musée. D'ailleurs, qui pourrait dire que la civilisation n'a jamais été que silencieuse alors que nous festoyons constamment sous des ribambelles d'ampoules? Et qu'adviendrait-il du vacarme inhérent à l'oeuvre? ce vacarme démonstrateur que les très jeunes visiteurs savent parfois reconnaître.
Ron Haselden a créé un lieu à porte bien légère. C'est lorsque celle-ci s'ouvre que le message en jaillit. Lorsqu'elle est fermée à nous d'être contemplatifs. Quand elle se mêle à la discussion, au brouhaha ambiant drainé par le hall, le discours peut il en devenir plus riche d'avoir un participant supplémentaire? C'est aussi cela le Puits de lumière : un lieu de passage pour petits et grands où chacun communique ses qualités.
P.S. : Ceux qui sont de l'autre côté du mur se sont déjà fait enguirlander.
Choix, boucles et aléas
C. GEMY
Choix, boucles et aléas
Grand Chantier des Lices
mars 2001
Les travaux qui font appel d’une façon ou d’une autre à l’intervention étrangère introduisent peu à peu ce qu’il est convenu d’appeler des interfaces. Celles sont plus ou moins introduites dans le corps de la présentation et permettent souvent d’interférer partiellement sur le déploiement du contenu. C’est donc l’élément qui marque l’adhésion de l’auteur à une possibilité entropique qui devra être intégrée dans une gestion de l’événement permettant un type d’appréhension passant de prime abord du contemplatoire à l’opératoire.
L’œuvre, c’est alors un infini. Souvent un scénario bien bouclé sur lequel l’étranger est invité à agir pour le révéler. La boucle est quelque chose comme l’horloge de l’œuvre, le temps qui efface au passage les traces de ce qui vécut. Le bouclage du scénario, c’est l’identique qui va se laisser manipuler au gré des incitations. C’est l’institutionnalisation à la fois du même et de l’autre. Ce qui se produit au fil du temps disparaît, mais ce dernier reste. Tant qu’elle est remontée, l’horloge avance fidèle à sa source, immobile. En fin de compte, c’est un piège à curieux dans lequel l’enthousiasme retourne à sa forme ludique primordiale.
La stratégie de l’œuvre vise à muer l’étranger en opérateur par cette possibilité d’action qui lui est offerte dans les temps d’ouverture. Aussi n’aura-t-il qu’un pouvoir limité, sa liberté se limitant à l’éxécution de ce qui lui est offert et qui l’inclue dans un rythme événementiel. Le mitraillage de l’écran, c’est aussi celui que subit celui qui en vient à agir, tout comme claquer la balle par ses vocalises est une manière de s’avouer à la tentation de son pouvoir d’action. C’est en appelant à l’événement que le travail voudrait accéder à l’avénement. La pensée de l’instant est la pensée intrinsèque de l’œuvre qui se révèle faible mais grandissante à chaque inclusion d’un hôte.
L’œuvre, c’est ensuite un jeu d’impressions où l’occurrence ne saurait masquer l’aspect répétitif de ce qui est proposé et qui est au cœur de la ruse. Car l’occurrence, c’est cette nouvelle itération, un instantané qui introduit l’infini, la récurrence. L’événement va y pêcher ce qui est disponible au même instant et révèle un nouveau cadre d’appréhension, archéologique. L’enferment de la boucle appelle un affranchissement relatif offert dans l’action et qui est sensé accroître la visibilité de l’œuvre. Mais qui ne fait que mettre en évidence le secret qui en est la source.
Les travaux ne nient alors pas la fragmentation des espaces. Il serait impudique d’agir directement sur ce qui est à mouvoir. Le lieu de l’interface, c’est l’espace de l’action, qui n’est pas celui de la réaction imposée au contenu. Chaque intervention doit amener une découverte, ce qui introduit souvent une métaphore spatiale liée à la déambulation ou à l’architecture, comme signe d’appréhension unique.
Mais l’œuvre ne s’impose plus comme un monument. Penser la multiplicité d’éxécution devient le mode selon lequel l’insistance est d’introduire une suite d’instances qui s’effectuent présentement sur les suggestions de l’opérateur. Derrière le secret qu’elle maintient comme une arme, l’oeuvre ne peut se défaire de la transpiration de l’aléatoire sur son statut, l’accessoire. Elle est marquée par des conditions de visibilité et de régularité qui sont même souvent dépendantes de supports toujours plus périssables et qui pourraient le cas échéant poser un problème de compatibilité entre l’interface et l’opérateur qui ne se sent pas toujours l’âme joueuse.
De l'us de l'art
C. GEMY
De l'us de l'art
Laurent Duthion
avril 2001
L'art clame haut et fort son inutilité. Il ne se
vend d'ailleurs pas dans des magasins (lieux où on
entasse), mais des galeries (lieux où on passe). Ici, tout
se joue entre trois personnages : l'artiste, celui qui fait
l'art ; le galeriste, celui qui reste sur place ; le
galérien, celui qui subit en passant. Remarquez qu'il
n'y a pas de caissier ! ! Maintes et maintes fois, certains
ont tenté de réconcilier ce petit monde, mais il
semble que l'art fasse encore souffrir la majorité de
ses contemporains. Qu'à cela ne tienne, on soignera
les troupes, et on les abreuvera de remèdes afin de les
guérir du mal qui les ronge. Mais puisque l 'art
résiste à tous les antibiotiques (on n'a pas
encore osé condamné les porteurs de virus), les
remèdes s'appelleront accoutumance et
éducation. L'art fera sa petite part de travail en
simplifiant son propos : il ne parlera que de lui-même, en
admettant qu'il veuille parler. Alors tant pis pour les
idiots qui n'y comprennent rien et dont le mal de tête
s'accroît avec l'âge.
Laurent Duthion a décidé d'entamer une
guérison à la fois de l'art (la galère)
et des galériens (puisque finalement c'est bien eux
qui le font avancer). Il faut donc trouver un remède
commun.
Les principaux éléments de la grande
guérison sont les suivants :
bien manger et bien digérer
éviter de retomber malade (le virus reconnaît
ses proies déjà contaminées)
se détacher de soi.
L'oeuvre aussi doit voir son statut modifié, seul
moyen d'extirper le parasite des âmes des visiteurs.
Pour cela, il faut rendre à l'oeuvre ce qui
appartient à l'art. La valeur d'usage du travail
deviendra une des source de l'émergence de
l'oeuvre. Cela revient à donner une raison de
vivre au parasite, à l'utiliser à de bonnes
fins. La valeur d'usage se tourne donc vers
l'utilité des objets dans la vie courante. Ils
rentrent dans le monde des " nécessaires " avec
leurs formes et raisons propres. Le travail doit servir à
quelque chose et à tout le monde. Il est dans leur
principe même que les objets soient multipliés, le
but étant que chacun ait le sien. Les répliques (
la première étant " ! !# ? ! ")
deviennent autant d'exemplaires sans pour autant supprimer
l'exemplarité de l'objet, ni sa
singularité. Les différences, aussi infimes
soient-elles, existent toujours. La première des
différences étant d'ailleurs l'usage, qui
dépend uniquement de l'utilisateur. Puisque les
oeuvres de Laurent Duthion ne s'affichent pas avec un
mode d'emploi, chacun peut acheter son petit oeuf et en
faire ce qu'il veut. Les coquilles injectées
d'élastomère peuvent devenir des balles ...
deviennent des balles dont le mouvement a cet apparence instable
de la vie. Excellent jouet pour les grands et les petits,
c'est parce que les recettes du bio-morphisme se sont
révélées inimitables qu'il est
préférable de les employer.
Le discours développé peut alors pendre des allures
ou des arguments de types scientifiques. Il s'agit à
la fois d'inspirer le travail et de le valider. Il lui est
nécessaire de trouver de nouvelles raisons favorisant les
nouvelles intentions. Le monde de l'usuel est dirigé
par deux axes (l'expérience et
l'expérimentation) qui ont chacun leurs objectifs. Le
monde de l'expérimentation cherche l'objet avant
sa fabrication. On peut estimer dans ce cas que
l'expérience entre en jeu dans un stade secondaire.
Laurent Duthion a développé une démarche de recherche et d'utilisation de recherches. Qu'il s'agisse d'un travail sur les colorants, sur les matériaux ou encore sur une destination, la référence savante transpire de l'oeuvre. Ci-contre, l'étude d'une trajectoire de balle moulée.
Mais l'expérimentation va permettre de
théoriser à la fois la destination de l'objet,
sa fabrication, et cela en adéquation avec sa forme. Cette
étude sera un élément de la valeur de
l'objet vis-à-vis de son utilisation finale. Laurent
Duthion ne participe pas lui-même à la recherche
scientifique dont sont issues ses oeuvres. Il utilise des
résultats déjà existants, des
possibilités laissées sans suite. De fait, son art
s'introduit dans la brèche ouverte par les grands
laboratoires et grands industriels qui ont ignoré certains
intérêts de leurs découvertes. Les objets
d'artistes se contentant d'une production de petite
série permettent l'émergence d'un type
d'échange plus particulier ou personnalisé qui
n'est pas sensé convenir à tous pour des
raisons de rentabilité.
L'utilisation du bois de Réglisse est symptomatique de
ce comportement déviant mis en oeuvre par Laurent
Duthion. Ce bois, entièrement abandonné à
une utilisation gastronomique, prend dans ses mains toutes les
formes imaginables. Parce qu'il s'agit bien d'un
bois, il est traité comme tel, travaillé par
incision et bientôt peut-être par
agglomération, en y ajoutant son goût fabuleux et
ses vertus. C'est une manière de s'insurger contre
les classifications frustrantes, en montrant que les
qualités des matériaux sont multiples. Dans sa
volonté de ne pas réduire la réglisse
à des bonbons bien célébrés, il
suffira d'insérer une mine de graphite au coeur
de la branche pour le transformer en crayon dégustable. La
création d'objets à usages multiples ou mixtes,
permet d'utiliser au maximum les qualités du
matériau en vue de favoriser le bien-être de son
utilisateur en liant utilité pratique, goût, odeur
et thérapie.
Les objets ne sont finalement pas faits pour venir gonfler les
musées et les encyclopédies, gonfler
quantité de visiteurs. La proposition est de créer
de nouveaux objets usuels en participant à
l'imagination du quotidien, de permettre à tous de
participer à l'art, même si cela n'est pas
perceptible. Le public utilisateur ne peut que
s'étendre avec l'apparition de nouveaux objets et
peut lui-même faire ses suggestions. L'objet est utile
jusqu'à sa perte et/ou sa destruction ; ne souffre de
réparation sporadique que de l'initiative de
l'utilisateur, l'auteur ayant dégagé sa
maîtrise de l'objet au moment de son échange.
L'objet de Duthion est un presque-produit qui a un
caractère artistique avant de changer de main, et un
caractère usuel après. La nature fera alors de
l'oeuf ce que chacun sait.
Les doigts de fait
C. GEMY
Les doigts de fait
RADAR
avril 2001
Ici, on peut toucher
La redéfinition de certains domaines des Beaux-Arts en
"Arts Plastiques" a marqué les modifications qui
ont été faites dans les catégories du
système. Cette nouvelle terminologie prend en compte une
nouvelle pratique qui tente de repousser les cadres
disciplinaires traditionnels. (Foin de peinture dans la nouvelle
mouture !) Souvent, il ne s'agit d'ailleurs pas
d'exprimer un abandon des pratiques picturales qui restent
toujours bien présentes, mais plutôt de repenser la
forme de l'oeuvre en vue de sa destination.
En dépassant les cadres traditionnels, de nouvelles
implications sensuelles font désormais leur apparition.
Déjà Baudelaire avait pointé la
synesthésie alors qu'Hildeligneand tentait de
redéfinir les modes de perception de l'oeuvre
d'art en se basant sur la correspondance liant le mode
perceptif à la spécificité des disciplines.
Des premiers reliefs texturés aux objets actuels, la
sensation est passée de distante (haptique dans le cadre
des matériaux) à réellement tactile. Il est
inconcevable de limiter cette évolution à une
simple volonté narcissique de surpassement. Le toucher
implique le spectateur certes physiquement, mais la transgression
à laquelle celui-ci doit consentir pour profiter
pleinement de l'oeuvre ne tient pas en l'objet
lui-même mais dans la force qui lie cet objet et
l'intentionnalité. L'oeuvre n'acquiert de sens
réel qu'à partir de ce moment où elle
n'existe plus seule mais où elle copule avec une
volonté extérieure qui la provoque.
Dans cette relation, la conquête de l'espace de
l'oeuvre par celui qu'on appelle le
"spectateur", contraint l'objet à une
résistance : pour humain qu'il soit, il s'agit
bien d'une manière d'appréhender la
présence du monde dans l'espace et le temps, dans son
être là et maintenant.
Cette résistance détermine alors
l'évaluation de la présence et de la
physiologie de l'objet. C'est au moment du premier
contact que se détermine l'intentionnalité.
En réutilisant la poussière et en l'agglomérant en une feutrine stable et résistante, ce travail d'Elise Magne montre à quel point la sensibilité et la fragilité sont au coeur du toucher artistique. Le spectateur est invité à manipuler les bouts de feutrine et à passer au-delà de l'interdiction, véhiculée par le vêtement lui-même.
La manière de toucher en dit long sur
l'appréhension de l'objet, dans le sens d'une
crainte ou tout simplement de la conception a priori qu'on se
fait de lui. La crainte est bien sûr liée à
l'incertitude qui pèse sur la relation que vont
entretenir deux corps étrangers. Le risque peut
d'ailleurs être réel des deux
côtés : la main être surprise, trouver ce
à quoi elle ne s'attendait pas, y compris quelque
chose qui peut la détruire; l'objet, parce que la main
n'aura pas su appliquer son comportement à sa
physiologie. Dans ce cas, celui-ci peut être moins
résistant qu'il n'y paraissait. Travailler avec la poussière, récupérer les déchets minuscules de la vie quotidienne et les recycler dans un tissu dans le but de produire un vêtement nouveau, tout cela revient en donnant une forme à l'impalpable et à l'invisible. C'est l'aggloméré qui prend le statut de touchable et qui peut à tout moment retrouver son statut initial, surtout s'il prenait à quelqu'un de vouloir le porter.C'est à
cause de ce risque de détérioration, qu'on se
voit imposé un tel sentiment de respect dans les
musées, et qui finira un jour par nous couper le souffle
même.
Peu importe que l'oeuvre soit d'un tel ou
d'un autre ou qu'elle soit même destinée
à être utilisée; tout objet
muséifié perd son sens premier, sa valeur
d'utilité.
Si donc les visiteurs ont les mains sales,
serait-il possible d'installer des lavabos dans les salles ?
Des masques à gaz à chaque entrée et des
combinaisons bien fermées ! Avec un peu de volonté,
et d'imagination, on peut toujours recoller les morceaux et
créer un nouvel objet. Certains comme Duchamp ont
même su utiliser cette valeur. N'est-il pas honteux que
l'art seul ne tolère pas de recyclage. Faut-il appliquer une écotaxe aux
musées qui spolient l'humanité des restes de
son passé tout en les entassant dans leurs
décharges à greniers ?! Parce que c'est le
risque même qui fait la valeur de l'échange
entre le corps et l'objet. C'est là
qu'apparaît le compromis ou la possession.
Parce que le toucher peut aussi s'entendre en terme d'échange, il ne faut pas omettre le caractère de familiarité contenue dans la proximité et l'expérience de l'autre et le risque que cela comporte pour soi-même. Le principe de confiance est inhérent à toute prise en main et c'est ce principe qui permet le partage d'objet. Sans cela, en touchant un objet, j'exclus tout congénère de "saisir" cet objet. Ensuite, le rapport à celui-ci variera suivant cet espace de partage et au comportement qu'il induit. Le fait d'essayer de saisir un objet inconnu, caché dans un orifice provoque une peur, presque une interdiction. L'intentionnalité suit donc le courage ou la confiance tant que le corps n'est pas capable de traverser les murs. La matière, dans sa substance, est exclusive; c'est la multiplicité des phénomènes perceptifs qui conduit à l'ubiquité.
Sachiyo Nagasawa présentant son travail : "la boîte se présente comme un lieu de communication mis à la disposition du public. Celui-ci devient l'enjeux d'un double processus dans lequel chacun peut s'intégrer. Cette structure apparaît à la fois comme un passage et le noeud d'un réseau de liens collectifs et intimes.
Chacun est invité à activer et enrichir ce tissu d'échanges invisibles et fluctuants, au travers duquel le hasard viendra aussi tisser sa trame."
Un corps, quel qu'il soit, se trouve donc être
constamment dans une certaine situation. Le corps
n'indique pas le lieu, il est l'un des lieux de
l'homme qui est toujours en plusieurs lieux
simultanément. Le toucher détermine ce qui tient
à la fois de la proximité et de
l'immédiateté. Est touchable ce qui est dans le
temps même du corps et non pas dans son déroulement
historique (la vue par exemple projète dans un espace
distant, un futur possible ou un présent plus ou moins
accessible). Il y a simultanéité dans la
possibilité d'acquérir un objet
physiologiquement et à le percevoir. Le toucher est
in-time. Son monde n'est pas clos mais restreint et
dépendant. Il doit être négocié avec
d'autres perceptions, et la mémoire. Il y a des mélanges sensuels qui permettent à chaque perception de dépasser de l'organe qui lui est propre. C'est dans ce champ que Riegl, par exemple, a pu parler d'haptique. Chaque sensation est une propédeutique à un mouvement. Si le réel
est l'inconnu parcouru par la mobilité humaine
(R={}+c), la place tenue par le toucher dans cet ensemble parait
faible mais déterminante.
Car le "toucheur" fait une expérience, et peut
estimer que cette expérience passe par la manipulation.
C'est d'ailleurs en partie de cette façon que
notre savoir est validé post-operandum. Cela ferait de la
main de la main un élément représentatif du
toucher certes, mais surtout de l'intention; le reste du
corps tactile étant réduit à sa pure
sensualité (explosion de l'oeuvre à porter). L'hypersensibilité place l'humain bien à part, en donnant une importance démesurée au corps, au lieu de l'insérer. Il apparaît comme impossible de pouvoir être conscient de chaque stimulation. La consomation ne passe pas par la somme des sensations, mais bien par une sélection naturelle et immédiate. De
cette manière se forge une connaissance en prise
directe qui a la valeur de la résistance du monde et de
ses attributs. Sous cette forme infinitive, le toucher semble
l'importance de l'acte dans l'écoulement de la
perception (alors que la vue serait passive vis à vis de
l'objet). Le toucher donne une valeur de réalité : il valide les corps environnants comme physiquement présent. Il y a ici une manière de dire que la main ne se trompe pas et que sa perception n'est pas discutable (ce qui n'a pas toujours été le cas de la vue qui a été confrontée à des simulacres). Elle a un caractère constructif voire pédagogique évident, accentué par la capacité même à faligneiquer du memlignee à saisir. La science semble devoir passer par cette expérimentation du monde qui lui permet d'en construire une représentation mentale. Cet acte, aussi, valide la sensation par l'objet
référent, et interdit toute réfutation du
réel. Aussi, ceux qui n'en croiraient pas leurs yeux
pourront toujours y mettre la main.
trans_actions
C. GEMY
trans_actions
RADAR
janvier 2001
TRANS-ACTIONS
Les techniques ont toujours contribué à la conception de l'art autant qu'à ses réalisations. En tant que composantes du travail, elles entrent en compte dans le
processus global de création et peuvent souvent servir de distinction entre différentes productions. L'artiste, en quête de nouvelles formes d'expression, reste à
l'écoute de toute émergence qu'il pourrait mettre en œuvre.
Les technologies dites nouvelles n'échappent pas à cette règle. Cependant, les limitations même d'un médium - si ouvert soit-il - lui interdisent
toujours l'élimination des anciennes pratiques. Par contre, il existe bien des spécificités inhérentes à cette forme d'expression, spécificités
qui apportent avec elles un flot de nouvelles conceptions. Pour cette raison, la publication électronique liée à l'outil informatique ne devrait pas être sans laisser
de trace dans le paysage artisitique et cela tant du point de vue des œuvres que des structures institutionelles.
D'abord, ce type d'art s'oriente volontairement vers le spectateur; celui-ci est plus que jamais incité à agir sur les possibilités qui lui sont offertes. Pas une
œuvre qui ne demande au visiteur de faire quelque chose, même si son action ne modifie en rien le déroulement global ou la forme du travail. L'attention souvent fugace est
ici sans cesse rappelée à l'ordre par cette incitation à la (ré)action. Cette échange primordial et permanent institué, l'œuvre devient un
déroulement que le visiteur peut quitter avant d'en avoir visualisé la totalité, au cas où cette totalité puisse l'être.
Du point de vue de l'œuvre, cela semble impliquer une certaine évolution des critères d'appréciation. Loin de moi l'idée de pousser à la création
d'une œuvre sans fin alors que des artistes comme Larry Bell
ont dû se résigner eux-mêmes à abandonner des projets qui allaient dans ce sens. C'est pourtant bien
à cela que l'on tend. Et les nouveaux rapports individuels qui en découlent modifient en même temps le lien essentiel de l'artiste à son œuvre par le biais par
exemple de productions lilignees de droit telles qu'elles sont définies par Marion Von Osten ou sur la liste POPUP.
Les artistes pouvant alors difficilement protéger leurs œuvres mises à disposition sur le web peuvent tout aussi difficilement les vendre d'autant plus qu'elles sont certainement
destinées à évoluer. L'art en devient gratuit. Ludovic Burel se propose, dans cet esprit, de faire le lien entre des employeurs et des artistes, entre autre. Il utilise le
réseau dans sa fonction primordiale, c'est-à-dire la communication. Cet aspect de la protection et de la rémunération contraint d'une certaine façon à passer par de nouveaux discours qui peuvent aussi faire
référence (c'est-à-dire publicité quel que soit le discours qui soit porté) à des objets ou marques connues comme dans le cas de RTMark ou Ora-Ito. Ces
rapports sont donc issus d'un paramètre essentiel : la machine. L'ordinateur - étant à la fois l'atelier, le support et le lieu d'exposition - offre une nouvelle perception
de l'art, à la fois plus individuelle et plus partagée.
Ce nouveau temps et ce nouvel espace de l'œuvre prend un sens d'autant plus différent que celle-ci peut-être visitée en divers endroits simultanément,
conformément à la définition même et à l'organisation du réseau. En fait, on peut visiter de chez soi, tout confort à l'appui, sans la pression
de l'environnement imposé par le milieu de l'art. L'œuvre semble donc pouvoir s'affranchir de la galerie et des autres structures marchandes traditionnelles considérées
aussi comme espace de diffusion. Plus que cela, l'œuvre numérique, par sa compléxité et son déroulement prolongé, s'oppose même à cette
diffusion finallement contraignante qui a été utilisée jusqu'alors.
Une des question qui nous vient donc à l'esprit est de savoir en quoi il est envisageable de présenter un ensemble d'ordinateurs sur le site de la Galerie Art Et Essai. Il semble
que la galerie conserve encore un statut valorisant. Le fait qu'une production multimédia soit avalisée par une structure artistique sort ce travail de l'anonymat ambiant du web
en lui faisant une publicité et en lui conférant un sérieux qui n'est sans cela pas reconnu. Il semble donc que de ce dernier point de vue, la fonction n'ait pas trop
été modifiée. Par contre, il y a bien une utilitarisation de la structure expositrice de la part des artistes. Une propagande du site d'hébergement de l'œuvre se fait au
détriment du rôle primordial de l'espace d'exposition en tant qu'espace de publication et d'achèvement.
Donc après être passé par des structures marchandes, l'art passe par une phase bien de son époque consistant dans une distanciation entre les protagonistes. Buy-Sellf
propose de faire de la vente par correspondance sur la base d'un catalogue édité en format papier alors que des artistes profitent à plein pots des possibilités
offertes par internet. Des sites comme artprice.com propose même de la vente directe. Le marché de l'occasion de l'art est lui-même bien atteint et des groupes comme ibazar
ou aucland n'écartent pas la vente des œuvres, bien au contraire.
Ainsi, il n'y a pas que l'art numérique qui profite de cette situation récente, mais bien l'ensemble du monde artistique, même si les premiers ont l'intérêt de
réfléchir sur ces nouvelles formes d'échange. Et il y a donc une galerie à Rennes qui essaie, comme son nom l'indique, d'oublier qu'elle puisse être remise en cause. Ceci dit après le 17 juin, tout rentre dans l'ordre, il n'y aura plus rien à y voir avant longtemps.
Città
C. GEMY
Città
Istvan Balogh
2001
Parmi les fantômes qui hantent l'individu, certains semblent parfois envahir l'être. L'imaginaire populaire admet aisément que ces-dits fantômes soient lié précisément à un lieu qui fut souvent le théâtre d'un instant, au moins, de leur passé. L'esprit se lie dès lors à l'environnement qui participe de la mise en évidence d'une part de son individualité. C'est par la photographie, célèbre pour voler les âmes, qu'I. Balogh a trouvé l'expression de ces moments historiquement si pauvres, mais si riches dans l'appréhension du temps et de l'espace.
L'individu est d'abord à sa place, seul ou en groupe, en retrait ou en avant dans un mélange qui signale sa situation. Cette situation est à la fois celle du lieu mais aussi de l'esprit qui l'habite ou celui qui vient l'habiter. Un endroit ne s'exprime jamais autant que lors qu'il est approprié. Dans le cas contraire, on s'y perd, c'est un envers. Aussi, l'amour de la ruine n'est pas l'amour du bâtiment, c'est celui d'une manière de le percevoir et de le posséder. Et pour son bonheur, dans le peu d'espace que nous lui laissons, nous sommes parfois appelés par le bâti, incités à des postures qui semblent nous posséder tout en restant les nôtres. En s'exprimant par la présence du corps étranger, le site permet à celui-ci de laisser épanouir aussi un ensemble de sensations qui pourraient sinon rester secrètes. C'est toujours individuellement que le bâtiment se fait approprier. C'est toujours individuellement que celui-ci met en œuvre la personnalité. Face à l'architecture parfois immergeante, un groupe ce n'est jamais tant d'individus qu'un seul dans lequel s'expriment différents membres qui concourent au même objectif.
L'environnement, en tant qu'ensemble d'éléments, met en œuvre des personnalités, des intérieurs humains, qui s'expriment par le caractère des postures adoptées. La présence humaine crée l'environnement et participe ainsi à sa propre mise en évidence par la biais du bâti. Ici, ce n'est pas tant le passage qui impose. C'est la mise en place de l'homme qui humanise le site en engageant un discours basé sur des choix déliés d'utilité, un discours où chaque partie s'appréhende mutuellement et modifie le regard porté sur le binôme. Le bâtiment tente d'abord de s'imposer par sa masse, sa force à la Goliath, puis dans le dialogue chacun trouve sa place avec l'autre et sait ne pas se perdre dans cette conscience altérante. L'être du lieu, de son visiteur, n'est pas en soi mais toujours dans ce rapport à cet autre, signe d'une conception de l'espace et du temps, qui peut s'exprimer par émargement. La marge n'est pas en-dehors, c'est une assise dans des espaces intermédiaires développant l'image des deux directions de l'être retiré, mais dans l'attente d'un signe externe. Elle appartient encore à ce que le cadre permet, tout en devenant une ouverture mise à disposition. La disposition est cet équilibre instantané qui tente à prendre valeur de règle.
Dans le mélange des espaces et des corps, tout pourrait être perdu dans un abandon massif. Mais c'est un autre abandon, celui de l'être et de l'intime, qui signe la prise en main des sites en détaillant, par l'impression, les invariants de l'humanité dans chaque individualité. Trouver sa place en forgeant, doucement, au terme d'une symbolique de l'espace et de l'autre qui permet enfin de compte à chacun de se récupérer relevé.
De l'uniforme
C. GEMY
De l'uniforme
RADAR
mars 2001
Tania MOURAUD
Le ver se recroqueville quand on marche dessus.(Nietzsche)
C'est donc cela l'attitude du vaincu : celle d'éviter à nouveau la souffrance. Le maître a donc ainsi acquis sa liberté. Il sera un jour décoré. Tania Mouraud, aussi, est une guerrière, à sa façon. Elle se bat contre les blancs javellisés dont se parent les lieux d'expositions respectables. Elle entre dans ce mouvement de reconquête par la couleur, des "colored-fields" auxquels sont maintenant suspendus les travaux. En tant que peintre-décoratrice, elle modifie l'uniforme artistique pour un autre qui ne s'est pas encore imposé, qui n'est donc pas encore ce qu'on en attendrait de standardisation ou d'égalité.
En habillant le lieu, elle en fait un tableau et révèle d'abord sa surface oubliée. Même gris, même lorsque le rouleau a tout écrasé, l'aplat valorise en faisant émerger, par une simple constatation de différence. Mais cela ne suffit pas : Tania Mouraud remercie un peu plus cet espace, elle le galonne et l'individualise, le récompense pour ses loyaux services comme on le fait devant d'autres monuments les matins pluvieux de 11 novemlignee, ou en de circonstances plus somptueuses.
Le combattant, ici, c'est l'institution, qui se bat toujours plus pour libérer les hommes de leurs tumultes spirituels etc. L'histoire du lieu se retrouve ainsi félicitée dans cette fresque qui l'envahit et par la personne même qui l'investit. Cette même personne qui doit en faire la valeur. L'artiste se met en place d'une personne d'Etat, sortant de son habituel statut d'artisan, artisan avec d'autres du succès des lieux d'exposition.
La récompense, c'est l'accord d'une considération partagée issue d'un regard pesé sur lequel chacun peut s'asseoir, asseoir son opinion. Elle officialise le travail, voire le justifie moralement ; elle le réduit à un programme tout en l'augmentant de la valeur qu'elle représente : l'idée d'une réussite qui finalement profite au décorateur (décorant ?) qui remercie en étant remercié, espère trouver de nouvelles recrues. Tania Mouraud crée ainsi son petit clan, celui des décorés, celui de la reconnaissance mutuelle qui s'impose au social par une différence exhibée.
C'est que la décoration, telle qu'elle se présente avec ses parallélépipédes rayés est souvent symétriques, est le signe même de l'ostentation. Elle se suffit presque à elle-même, arrêtant l'histoire sur l'événement qui la justifie. Elle devient alors la plénitude de l'être qui la porte, son affirmation en tant que valeur sûre acquise à jamais et plus qu'inestimable. L'éloge se situe en-dehors des mots et le titre qui s'impose face au valeureux n'est là que pour marquer la différence.
Tout, dans cette exposition de soi, est dans le détail. La petite chose-ligneoche est l'expression d'une maniaquerie subtile, autant que sa sournoiserie, l'intérêt que le porteur a jeté sur ce petit bout de chevalerie, marque de son rang plus encore que ne le fait l'habit du dimanche. Le détail saisit la perception de l'autre, l'oriente, jusqu'à ne plus pouvoir s'en défaire. C'est sa finesse qui l'introduit partout jusqu'à posséder entièrement, jusqu'à englober le valeureux dans tout son être, y glissant le malheureux observateur sur lequel pèse tout le poids du social. Le saisissement perceptif marque le début d'un désaisissement par un englobement cognitif que l'extraction met en oeuvre. Et c'est ainsi que d'attribut en attribut et d'attribution en attribution l'échelle se stabilise sur fond d'égalité libérale.
Dans la superficialité des marques comme dans la profondeur du gris détone l'attitude à la fois simple du décorateur mais aussi augmente par le pouvoir qu'il acquiert dans ce travail. L'être est cette volonté, cette force qui a su résister au désir de fuir en affirmant son existence d'abord par son combat, enfin par son port réduisant autrui à l'invertéligneé écrasé par cette évidente reconnaissance. De là, son paraître désigne la qualité irréductible de l'être en marquant une simultanéité d'évènements : celui du regard, et celui de l'histoire qui apparaît dans ce regard saigné par son objet.
Desireless ...
C. GEMY
Desireless ...
Aux voyageurs
janvier 2001
En s'engageant, il y a quelques années, dans un rapprochement des différents réseaux de transport en un lieu stratégique (la gare), la ville renouait aussi avec la tradition technophile qui avait vu naître ces architectures du mouvement et de la nouvelle ère capitaliste qui s'ouvrait. Souvent placés au coeur de la ville (au moins dans le péricentre), c'est aussi là, étrangement, qu'on retrouvait les sans-abris, ceux qu'il est impossible de définir comme sédentaire. Est-il alors possible de définir un mouvement, un trajet comme une suite de lieux placés dans une continuité temporelle, ou comme un fait advenant ? Faut-il le définir comme un statut, une qualité temporaire d'un corps ? Quels sentiment a le voyageur de cet échange auquel il participe ? Entre chaque gare, station ou halte, les artistes voyageurs venus d'Allemagne repèrent un décor rendu abstrait par la vitesse du déplacement. N'existe alors que le confort intérieur draîné par les sons environnants, berçants. D'autres repèrent ces lieux d'arrêt nommés par une pancarte, mais qui se différencient les unes des autres par la place qu'elles occupent sur le trajet et par des temps différents, ceux-ci qui les séparent. Ces lieux sont autant de seuils qui peuvent être franchis ou non.
Celui qui s'arrête prend le risque de changer de monde et de se perdre dans un ailleurs troublant. Bieniek est sorti de la gare de Rennes par le côté Sud. Peut-être cherchait-il à s'approcher au plus près du soleil d'un août maussade. Il y a d'abord trouvé une prison, ce lieu clos sur les grilles duquel il a décidé d'installer un échappatoire, un rêve de voyage, ce voyage tant préparé qu'il est impossible de se l'approprier, de s'en extraire. La maison d'arrêt n'a alors jamais autant mérité son nom, suspendant ainsi le temps à la suite d'un trajet dominé par une grille exprimée en heures et minutes.
Afin de savoir où il pose les pieds, le voyageur peut se renseigner auparavant, s'orienter. Il trouvera alors une foule de personnes, de documents qui lui faciliteront la tâche, et le débarrasseront de cette corvée de trouver son propre chemin. C'est ainsi que M. Lohman peut être proclamé guide de Rennes. Il ne revendique pas une connaissance parfaite de la ville, mais invite à la parcourir, de lieu en lieu. Parce que c'est ainsi, qu'une fois de plus, vont les déplacements, depuis l'antique Zénon. L'allemand ne fournit pas le petit train, seulement les flèches, ou plutôt des petits points rouges disposés sur le plan de la ville et qui réagissent aux incitations des curieux, étrangers ou non. C'est lui, cet homme d'ailleurs qui nous montre notre ville, ce qu'il en a retenu. Il invite les autochtones à se reposer à la fois la question de leur cadre de vie commun, de la manière dont ils se l'approprient, mais aussi cette question de la valeur de l'art urbain du point de vue du tourisme ou de la proximité, comme de celui de cette autre enfermé dans des galeries. Markus Lohman accomplit donc lui-même un travail de revalorisation de ces oeuvres en les désignant comme monument, au sens de ce qu'il faut voir ou conserver. Il pointe cette forme artistique perdue dans la richesse et la vitesse de la ville, sortie des lieux guindés de la haute-culture. Le passant/voyageur, moyennant dix francs, pourra embarquer un fragment d'oeuvre, reproduction miniature de son référent urbain et garder cette mémoire d'un espace suggéré. Finalement, cet espace, même commun, se monnayent, trouve une valeur, même en semblant rester hors des systèmes marchands. Rennes-souvenir pointe des caractèristiques de la ville, mais aussi humaines de cultes divers qui trouvent leur expression dans des entassements humains ou dans un échange mercantile exempt le plus souvent de générosité.
Peut-on encore parler de ces déplacements comme " invitations au voyage ", si l'on comprend invitation apparaît comme un échange de bons procédés distribués entre amis ? Le multi-sédentarisme pratiqué interdit d'atteindre un jour au nomadisme intégral. Dans ce contexte, le travail artistique se fraye un chemin hors des murs conventionnés, et se pose par endroit pour effectuer sa démonstration de liberté, de mouvement, et de contextualité.
Scène de genre
C. GEMY
Scène de genre
Ed. IncertainSens
janvier 2001
Ce second samedi de janvier, jour de soleil et de bonne humeur, un inconnu me remet un papier sur lequel est inscrit
"suis vivant et rieur pour 2000 .....". Je regarde la personne, et ne la connaissant pas, je ne vois pas pourquoi elle me dit qu'elle est vivante, d'ailleurs je le vois bien.
Mais je passe. Je suis sur le marché, celui des Lices, le fameux. Alors, j'ai l'habitude des distributions. D'ailleurs, juste après, un autre me catapulte
"ment(...photo...)un mo". Je le regarde donc rapidement et passe les deux à ma compagne qui ne mâche pas ses mots contre le harcélement paperassier ou pamphletaire : " tiens, lis ça ! ! ! " Elle les regarde à peine plus que moi. Par conscience écologique, on ne jète jamais rien, sans pour autant se transformer en collectionneurs universels. Elle les a donné à notre fils ; ça va le faire taire et lui apprendra à lire.
On nous en tend un autre, et de cette main on entend à peine :
" -- ce sont des artistes qui (...) ", la voix s'estompe dans le ligneouhaha ambiant.
Ah ! les artistes ! ! Ceux-là font des livres en plastique. C'est c' qu'on m'a dit. " T'as vu fiston, c'est des artistes. Si ça résiste au temps, ils finiront dans les musées. Peut-être que d'ici-là, on y aura mis les pieds. " Je met dans un coin celui qu'on vient de me donner :
"Méditons (...)" et on verra ce qu'on en fera.
D'une certaine façon, je les aime bien moi, les artistes. On se demande ce qu'ils foutent, mais ils sont de nôtre côté, un peu dans leur monde mais de notre côté tout de même, des pas riches. Ca se voit, ils ont fait eux-mêmes leurs sales photocopies d'œuvres. Ils ont du courage. Ils doivent avoir du mal à les vendre, c'est normal, j'ai vu aucun prix. Personne va se risquer. Y en n'a qu'un, il doit être célèlignee parce qu'il a mis de la couleur. C'est un genre de lettre de motivation avec une photo : il s'appelle Loïc Leligneun, si je me souviens bien. D'ailleurs, je crois que c'est le seul à avoir mis son nom. " T'as vu, chérie ! Il est en couleur celui-là. " Je met de côté, ça peut valoir, j'peux p't-être même l'encadrer, faut voir.
Pendant ce temps, el fiston s'acharne sur ses cadeaux, sérieusement : il a du comprendre. Il s'acharne un peu violemment : " V'là qu'y tire d'ssus ... Eh ! Oh ! Tut' calme ! ! " Tout en restant dans sa poussette, il se camlignee à sa manière pour me voir par dessous. Il accompagne un large sourire denté encore tout blanc d'un papier qu'il me rend. " Mais j 'en veux pue euh... " que j'lui répond, " t'as bavé d'ssus. " V'là qu'en tapant d'dans, le marmot lâche la feuille qui s'échappe facilement de ses petites mains. Des gens bien attentionnés qui ont vu la scène courent après. " C'est bon, c'est pas grave ; gardez-le, c'est de l'art ".
Il tend l'autre à sa mère qui la met dans le sac à patates, ça laisse moins d'odeur qu'les onions.
" -- Oui, j'ai compris, merciii ! ! "